J'essuie d'un revers de la main et dans un geste lent le sang s'écoulant de mes narines.
Je regarde avec horreur les encres se mêler et donner vie à de monstrueuses créatures. Depuis les encres rouges, du sang semble s'agglomérer; des bouches hurlantes se dessinent et s'ouvrent à l'encre noir vers des ténèbres profondes dont les plaintes s'élèvent à m'en percer les tympans. Tous ces cris sont autant de douleurs mais une partie de moi semble s'en accommoder. Certains de ces rythmes stridents se font plus harmonieux, ils se fondent en paroles douces amères qui finissent par me transmettre un message agréable et liquoreux.
Je peux t'offrir tous les secrets.
Je te donnerai les noms secrets qui ouvriront les portails.
Tu en sauras plus que Satan lui-même. Lis, regarde, écoute...
Je suis comme ensorcelé par cette voix. Non qu'elle soit suave ou envoûtante, mais ces mots sont précisément ceux qui éveillent mon tourment. Ce tourment que je peux apaiser, étant peu prompt par nature à la colère ou la violence, ce tourment que je peux éteindre le plus souvent par ma foi ou la sagesse de mes lectures anciennes. Mais ce que ces bouches difformes proposent comblerait ma soif de connaissance autant que la curiosité de mon hôte. Pas de geste brusque, pas d'acte violent délibéré, pas de sauvagerie...Juste attendre et écouter. Juste attendre et savoir...
Plus que Satan lui même.
Son image me revient en tête. Il est à mes côté, dressé fièrement parmi les anges qui le suivent. Les portails s'ouvrent et se ferment au seul gré de notre toute puissante volonté. Mais certains secrets échappent à sa science et nous sommes en danger. Je hoche la tête. Je sais ce que je dois faire. Pour lui, pour nous, pour les Hommes...
Ma vue se trouble et je plonge dans les ténèbres de cette bouche démoniaque qui se dessine. J'en perce l’abîme et après un long moment, après des heures -ou étaient-ce des jours? ou des années d'errance-, je m'arrache enfin aux noirs écrins d'une insondable profondeur. Qu'importe la longueur de mon voyage puisque me sont dévoilés les secrets du temps. Je vole, de plus en plus haut, plus haut que tout le chœur angélique que je domine à présent, mes ailes teintées de noir. Je me redresse et souris à Satan. Je sais désormais que je n'ai plus à entendre ses conseils mais qu'il peut écouter les miens. Je vois mon regard balayer l'horizon dissipant de ma sagacité les brumes du doute et de l'ignorance. Mon ost n'aura plus à errer entre les mondes, il n'y aura plus d'erreur ou de péché: en plus des cités célestes, j'ai exploré le monde sous-terrain et me suis attardé dans les plus effrayantes profondeurs.
Le doute a disparu. Comment pourrait-il subsister puisqu'il n'y a plus en moi de place que pour le savoir. Tous les secrets me sont connus. Tous les portails me sont ouverts. Plus de douleur. Plus de crainte. Plus de chute. Il n'y a plus de choix à faire puisque je connais l'issue de chacun d'eux...Je me vois percevoir parmi tous ces chemins possibles lesquels plongent vers les abysses et lesquels mènent aux plus hauts des tours célestes d'albâtre et d'argent. Je vole sans hâte, menant mon ost vers les chemins de la félicité, menant l'humanité sur la voie de la connaissance vers son ascension.
Inconsciemment des mots m'échappent dans un langage ancien. Est-ce de l'hébreu? Leur sens me vient si naturellement que j'en ignore l'artificielle barrière des langages humains.
"Alléluia, je suis le maleak, l'angelus, l'aggelos. Alléluia, je suis le messager. Ô Hommes à qui nous avons enseigné l'amour, ne craignez plus l'eschaton! Ma prophétie est la dernière car la fin de ce temps où meurent et travaillent les hommes est proche. J'ai parcouru le ciel et la Terre, le feu et les eaux! Né de la lumière, j'ai plongé dans les ténèbres! J'ai parcouru pour vous la création de l'alpha à l'oméga! J'en ai ouvert tous les portails! Je viens à vous porteurs de tous ces mystères. J'ai trouvé la clé de l’Éden, il n'y a plus de secret. Humanité, sujet de notre Amour, voyez par ce geste périr toutes vos souffrances: J'ai trouvé le secret de la mort et j'en brise à présent le sceau!"
Combien de temps ses images sont-elles venues à la surface de mon esprit? Combien de temps ai-je navigué sur les flots de cette illusion? Combien de temps ai-je entendu, écouté, cette voix née de ce parchemin? Mon visage détendu dans la sérénité de cette perspective glorieuse se marque enfin de rides; un goût acre dans ma bouche vient dissiper cette vision. Du sang, mon sang.
Mon cœur bat à tout rompre et mon poing s’abat de colère sur la tasse posée sur la table. Du sang à nouveau s'écoule, glissant des écorchures laissées par les bris d'argile sur ma main. Je frappe à nouveau alors que mes yeux s'ouvrent sur la réalité de cette pièce et de ce rêve maudit.
Une colère brute, une colère terrible monte. Une colère après moi-même. Plus rien pour moi n'existe plus dans la pièce hormis cet appel éhonté et ce songe qui en a découlé ; plus rien n'a d'importance hormis ces encres impies sur ce parchemin souillé ; plus rien ne compte hormis ma faiblesse, ma honte et ma colère. Ma voix tonne, incontrôlable.
«Blasphème ! Outrage impie! Mortel péché d'orgueil ! L'Enfer ne t'a donc pas suffit ! »
D'un geste rageur je me lève écartant ma chaise avec véhémence et la lançant à travers la pièce. Je tire de ma poche mon briquet que j'allume. Je le fixe un instant, haletant, regardant les yeux injectés de sang, naître la flamme de la rencontre de l'étincelle et des gaz. Je saisis de la main gauche les documents, les amenant au feu.
« Combien d'autodafés pour chasser de ton âme les ténèbres ? Combien de brasiers pour absoudre tes péchés et repousser ton tourment ? »
Les yeux rageurs et le regard habité, je regarde se consumer les écrits au delà des brûlures, au delà de la douleur jusqu'à ce chaque chaque courbe posée sur ce papier ne s'y mêle à jamais en un noir profond et indéchiffrable de charbon.